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Écrits 

Eléonore BAK


 
                             Plonger dans les abysses

 
      

Moi nature, je suis produite d’une contemplation. Moi nature, je contemple. Moi nature, en contemplant je produis à mon tour. Mais moi, nature… je n’écris pas  [Plotin (3ème Énnéades, chapitre 8)]

 

 

La forte houle promet une belle tempête. Je suis encore à l’air libre. Le vent fouette mon visage. Le navire se balance et dévie légèrement. Je me hisse sur le pont d’embarcation, glisse et me rattrape. Me voilà en train de descendre dans le ventre du bâtiment. Juste un peu avant la fermeture des écoutilles, j’inspire profondément, puis bloque mon expiration: cela masse mes organes internes, me calme et me permet d’atteindre une haute concentration mentale. J’ai maintenant atteint la station radio. Désormais, c’est en parfaite indépendance de l’atmosphère terrestre, que je respire. Dans l’étroitesse et le confinement de mon espace de travail, il commence à faire plus chaud. J’essuie mon front, contrôle de nouveau mon souffle et ajuste mon corps à mon assise. Des forces croissantes de pression s’exercent sur les deux côtés du navire. Elles semblent écraser la coque. Je sais qu’elles vont s’équilibrer lorsque la mer sera plus calme. Je mets mon casque. Coupé du bruit ambiant, je me redresse dans mon siège et déglutis pour régler la pression dans mes oreilles. Ensemble avec mes coéquipiers, nous contrôlons dès lors les systèmes de navigation, ainsi que les moyens de communication acoustique et de radio, dont notamment des récepteurs HF. Notre vitesse est encore relativement faible. Bientôt nous serons propulsés en arrière puis exercerons un demi-tour vers la gauche pour naviguer enfin droit devant. J’ai soudain des sentiments vagues de mon corps. Pour me soulager, je me centre dans mon siège tout en balançant légèrement mon buste, puis ôte brièvement mon casque, que je garde ensuite à mi-hauteur de mes oreilles. Du coup j’entends ce qui se passe en cabine, sans perdre ce qui sort de mon casque. Le bruit de fond et les signaux s’entremêlent. Cela me déconcentre un peu. Je reste donc sur le qui-vive. Mon cœur bat fort. Mon siège vibre. Un léger courant d’air me frôle. J’entends soudain quelques sons étranges et ressens des mouvements inhabituels: ça gronde, ça craque, ça siffle, ça tangue. Nous avons enfin atteint notre vitesse de croisière. Les écrans vidéo brillent dans la semi-obscurité. Cela produit des auras lumineuses. Je sens l’effet de l’hydro- dynamisme. La solidarité corps/navire me donne l’impression d’être un et même. Depuis mon poste d’ingénieur radio je scrute désormais des fonds marins aussi vastes que sous-peuplés. On risque d’y croiser l’autre en l’ignorant. Je surveille ce qui se passe. Je guette donc d’éventuelles rencontres. La tension monte. Je me concentre. Je suis ce qu’on appelle une « oreille d’or » capable de distinguer entre des bancs de crevettes, des hélices de navires et d’autres bâtiments fantômes. J’ai appris à compter pour reconnaître ce qui se présente devant moi. J’aime chercher pendant de longues heures, journées, mois. Dehors ça semble être beaucoup plus calme, obscur, infini. Le dropping distinct des sonars actifs me berce. C’est différent avec les sonars passifs. Les variations de pression, de température, de salinité  interviennent sur la vitesse et la vélocité sonore. Souvent les ondes radio se superposent et se brouillent. J’attends qu’elles redeviennent à peu près déchiffrables. J’aime ces phases de turbulences, lors desquelles les sons se forment, déforment, transforment, circulent, nerveusement, se nouent, se dénouent, changent d’emplacement, de direction, d’élan, de rythme pour tout aussitôt perdre de netteté et de clarté ou pour s’évanouir complètement. Comme ces effets se déclarent au hasard, comme ils surviennent et se retirent tout aussitôt de ma perception, je me tourne très vite vers d’autres sens, notamment tactiles et visuels. Or, ce va et vient entre quasi silence, perception auditive, visuelle et tactile, provoque des confusions sensorielles et mentales. Comme ça grouille de toutes part, comme ça m’offre des perspectives et des sensations nouvelles et toujours plus actuelles, je ne suis plus capable de distinguer entre ce que perçois et ce que je ressens. Je ne sens d’ailleurs plus aucune distance. Je ne sais plus où s’arrête mon corps et où commence l’espace. Ces effets, qui sont tous aussi sensibles, volatils, intemporels, extensifs et intensifs unifient le divers de l’expérience interne et externe. Tandis que mon esprit s’envole, mon corps dessine. Je trace/retrace pour mieux m’inscrire en tous ces mouvements et transitons. Or bien que je tente par là d’ouvrir quelques fenêtres intermittentes sur ce qui va avec mon existence et mon horizon : une nature animée, pleine de strates, reliefs, textures, tons, luminosités, transparences, pleine de silhouettes et d’êtres entremêlées et uniques ; bien que je tente encore de laisser venir ce qui joue et se joue en dehors de ma conscience et bien même que je laisse de la place aux petites dimensions, aux petites épaisseurs inconscientes, je comprends « […] que je suis à peine au point, qu’un simple coup de vent, un peu d’air tout juste soufflé, pourrait facilement m’effacer de la surface de la terre [1]  ».

 

                                                                                         [1] BERQUE Augustin, Écoumène, Introduction à l’étude des milieux humains, pp. 69-70

Eléonore BAK

 

Paysages sonores

 

      

L’acousticien anglais Hope Bagenal [1] range l’espace de l’écoute en deux catégories, selon qu’il se comporte acoustiquement comme corps creux ou comme le plein air. En ce lieu, où l’exercice de l’écoute se fonde plutôt sur un va et vient dynamique entre espace intérieur et extérieur, notre culture de l’écoute privilégie depuis longtemps l’espace clos.

En grande partie, nous devons cette distinction phénoménologique à l’architecture, à la pratique de l’habitacle et à l’influence de l’acoustique sur la perception de l’espace.

Incontestablement ce n’est pas seulement la musique qui s’est développée dans une relation à l’architecture. Le langage lui-même, notre comportement, ont été formés dans des types de milieux aux caractères spécifiques, dans une relation à un territoire sonnant, dans un contact aux phénomènes de réverbération et d’absorption, ils reproduisent une mimesis  environnementale. Le potentiel harmonique de notre milieu direct enrichit  notre geste sonore.

 

Abrité ou non, séjournant dans des huttes de paille ou dans des tentes, dans des maisons de bois ou de pierre, dans des habitations et des temples aux voûtes élevées ou aux plafonds bas, légers ou chargés d’ornements [2].

 

Depuis les temps les plus reculés l’acoustique des constructions de pierre a très certainement influencé le développement de la musique occidentale [3]. Notre perception occidentale de l’espace est intimement liée à l’acoustique de la construction en matériau dur. Quand nous crions dans un tunnel, dans des cours ou sous des ponts,  nous cherchons leurs retours réverbérants intrinsèques. Ce comportement spontané, témoigne de l’assistance de l’écoute dans l’identification d’un lieu, d’une caractéristique d’espace.

 

La pratique de l’identification auditive pesait davantage au moment de notre préhistoire. Supposons même que la motivation de peindre, de représenter  les premières scènes de chasse dans des grottes, ait été d’abord inspirée par l’espace entendu. En pénétrant dans ces lieux obscurs, c’est bien l’écoute au guet de l’animal sauvage qui précédait l’éclairage à la torche et donc le regard. La représentation même des formes animales, n’était-elle pas fortement suggérée par l’écoute du danger éventuel ?

 

Aujourd’hui encore, nous connaissons cet impact de l’écoute sur nos perceptions, quand nous changeons de lieu. Quand nous passons la première nuit dans un environnement nouveau, l’ensemble des sons non identifiés que nous appelons bruit, abrite des frayeurs et incertitudes potentielles, qui provoquent l’écoute primitive et convoquent un sentiment de fragilité.

 

L’enceinte dans ce sens  ne nous coupe pas du danger et l’endroit où nous l’érigeons doit nous permettre de contrôler l’inconnu, garantir à l’écoute sa fonction d’analyse et d’avertissement. L’expression vivre en harmonie, reprend bien un terme issu du vocabulaire de l’écoute pour signifier que nous nous sentons en sécurité, que nous avons le retour résonnant de notre environnement soit-il physique ou mental.

 

De l’architecture sonore

 

Dans l’Antiquité grecque se développe une science particulière au service de la construction d’auditoriums de plein air. L’amphithéâtre, où l’intelligibilité du  discours s’avère primordiale,  a été construit, de façon circulaire et élevé à degrés. L’utilisation de pierres poreuses en calcaire, emmagasinant la chaleur du soleil pendant la journée et la conservant jusqu’à tard dans la nuit, leur attribue une destinée thermodynamique caractéristique : l’air chaud monte aussitôt à degrés et forme un orgue régulier qui se refroidit par paliers pour rechuter au centre du théâtre. L’espace de plein air se transforme ingénieusement en espace fermé, sa facture géométrique crée un phénomène d’orientation sonore, qui permet à l’acteur de retrouver aveuglément le centre acoustique de la scène, siège même de la meilleure diffusion vocale jusqu’aux derniers rangs.

 

Au Moyen Age une étroite relation entre musique et cathédrale gothique confère une signification particulière à l’église médiévale : l’univers tout entier est ordonné selon des proportions pythagoriciennes, l’architecture devient miroir de l’ordre cosmique, image de l’harmonie éternelle, la musique son écho. Rappelons-nous ici que nous entendons à 360°, que les abbayes cisterciennes résonnent quand le prêtre y parle. Ce n’est pas seulement sa voix qui résonne, mais tout son environnement, l’ensemble de l’espace. Mais c’est aussi la façon comment la résonance s’organise, ce retour quasi métaphorique de la voix de dieu, qui nous explique l’utopie sociétale du moment, la vision même du rapport à dieu de l’époque. (Voir dessins d’écoute de différentes églises, en annexe)

 

Est-ce que ce dieu est autour, au-dessus et/ou parmi nous ? L’acoustique n’est pas purement symbolique. Elle génère dans son immédiateté une présence physique de l’onde, du souffle, et conditionne la perception de la perspective spatiale.

La résonance influence notre comportement, les mouvements mêmes dans l’espace (cérémonies rapides ou lentes), le débit du chant, elle confère un cadre au paysage sonore, dégage des horizons pour oreille qui génèrent des univers singuliers.

 

Au moment, où l’amphithéâtre classique se couvre d’une toiture, (l’Olimpico de Palladio, à Vicence, 1580-1583), il reste attaché à l’acoustique de plein air et cherchera à imiter ses effets.

Une salle remplie de spectateurs, des costumes très élaborés et donc très absorbeurs de sons, de lourdes draperies, en plus d’un volume cubique relativement restreint par rapport à l’importance de l’assistance (avec pour conséquence un temps de réverbération très court, proche des conditions de plein air) sont divers facteurs conférant au théâtre lyrique italien une acoustique particulièrement claire, intime, permettant aux riches ornementations des aria baroques de développer des effets splendides [4].

 

L’ère moderne invente des salles aux acoustiques variables. De l’intimité à l’espace public, les lieux de diffusion ne prétendent plus à une sorte d’identité cosmique spécifique. L’acoustique se traite de manière conceptuelle, voir théorique et virtuelle. À l’instar de conceptions plus politiques et culturelles, des architectes contemporains s’inscrivent de plus en plus dans des observations humanistes planétaires, telle l’étude ethnologique et écologique de Renzo Piano, appliquée à la célèbre maison de la culture de Nouméa, où le bâtiment tout entier sonne avec le vent [5].

 

Peut-on parler d’une histoire du paysage sonore ?

 

Le paysage sonore (soundscape), ce néologisme créé par contraction entre landscape et sound, défini par le canadien Robert Murray Schafer est d’abord une invention contemporaine [6]. Il s’agit là d’un domaine assez jeune, mais l’invention de systèmes d’enregistrements remonte à l’Antiquité.

La reproduction sonore a toujours été une production artificielle. Elle sollicite un équipement technique qui sert d’abord à imiter la nature. Son dispositif, sa technologie, et de ce fait son esthétique propre,  nous permettent de la dater et de percevoir quelle forme de contenu elle transmettait, avec quel effet pour l’Histoire.

 

Nous distinguons deux catégories d’applications différentes, celles qui maintiennent une approche scientifique de la reproduction, destinée à la mesure, aux systèmes de la communication et de la messagerie, et celles qui sont de l’ordre du divertissement, une approche donc plutôt artistique et de plaisir culturel.

 

Enregistrer ! Consigne, dépôt, mémoire, transcription ou fixation, le support sensible qui permet de conserver ou de reproduire un son, un paysage, n’est pas obligatoirement un enregistrement analogique ou numérique.

 

La pratique sonore historique figure dans des textes très anciens. Aux environs de 900 av JC, des légendes chinoises décrivent l’invention d’un mécanisme de reproduction sonore à l’aide d’un bois de bambou glissé sous le portail d’un temple. En l’ouvrant en entendît « Fermez la porte SVP » et en le refermant « merci  »[7].

 

Des disques gravés en porcelaine, des boîtes spéciales pour délivrer des messages d’un prince chinois à un autre, l’invention d’automates comme les merles chantants du temple Arsinoé en Alexandrie (270 av. JC) ou de l’homme marchant et chantant du roi chinois Mou de Chou (Yen Shi) sont autant d’autres essais de reproduction mécanique.

 

Outre les aspects technologiques divers (systèmes pneumatiques, hydrauliques, puissances obtenus par l’air chaud), il apparaît en 110 av JC un aspect plus exclusivement scientifique, le premier hodomètre, attribué à Lohsia Hung, (tambours, cloches, gongs combinés), véritable « indicateur sonore » des distances parcourues. Ce précurseur décrit une logique de développement (horlogeries), qui ne sera pas sans conséquences sur notre perception.

En 100 après JC Plutarque décrit dans Moralia des mécanismes installés en dessous de certaines dalles de pierre, produisant des sons de trompette à l’approche des voleurs aux trésors. Suivent de nombreuses constructions d’automates, de théâtres automatiques, d’orgues, offrandes  aux rois et aux princes occidentaux et orientaux.

 

Les mystérieux épis de maïs de Rosslyn Chapel (fondation 1446) [8], des poteries acoustiques d’antan [9], témoignent d’interventions acoustiques d’un certain hermétisme, telles qu’elles sont pratiquées au sein de la franc-maçonnerie, afin de transmettre des messages codés, résonances pour un public réservé.

 

Avec la naissance de la perspective à l’époque de la Renaissance, le paysage sonore devient vectoriel. Nombreux sont les systèmes acoustiques qui relèvent du signe, de la trajectoire. Les fameuses galeries chuchotantes de Athanasius Kircher servaient de système de surveillance ou de transmission de message (cf. aussi léproseries du Moyen Age).

 

Les soundhouses de  Francis Bacon, fondateur de l’empirisme (The new Atlantis, une nouvelle utopique de 1624) et les paroles gelées de Rabelais (1552)  cherchent d’une manière fictive à consigner le paysage et la parole.

 

À la moitié du XVIIe siècle, l’Anglais Robert Boyle découvre l’incapacité des ondes à se propager dans le vide et donc leur nécessaire couplage à un éther ou un support. Au XVIIIe siècle, le Hollandais Christian Huygens interprète les phénomènes sonores et lumineux en termes d’ondes.

 

La popularité des instruments mécaniques entraîne de nombreuses inventions comme les premiers orgues de barbarie (Italie 1722), le « clavecin électrique » (Père de la Borde, Paris, France 1759), l’automate-parleur de Vaucanson, non-terminé 1762, la machine parlante de Friedrich von Knaus (1770) des notations particulières pour concerts mécaniques et finalement en 1787 la visualisation des sons par Ernst Chladni, les Klangbilder. En 1802 Thomas Young découvre les interférences et décrit dans On the propagation of sound des devises d’enregistrements sonores.

 

Le XIXe siècle représente un virage technologique décisif : des découvertes physiques considérables se succèdent : 1820 l’électromagnétisme de A.M. Ampère, 1825 le premier aimant électrique de William Sturgeon, 1830 l’enregistrement des vibrations sur verre noir de Wilhelm Weber, en 1833-71 Charles Babbage dessine le premier « ordinateur numérique automatique ». Multiples sont les variations de gramophones, morses, autophones, vibriscopes et expérimentations d’enregistrements jusqu’à ce que Philip Reis invente en 1860 le diaphragme microphone et téléphone. En 1874 Thomas Alva Edison présente le quadruplex telegraph. En 1892 Nathan Stubblefield transmet la voix par Dynamophone, le premier synthétiseur.

 

Dès le début du XXe siècle, tout peut s’enregistrer. Ferdinand Brunot, grand linguiste, crée en 1911 les archives de la parole. Il enregistre non seulement des poètes, mais des passants des villes, des paysans d’Ardenne ou du Berry, des bruits de foule, les cris de bouviers pour faire avancer leurs bêtes. Brunot estime que l’invention du phonographe soit aussi importante que l’invention de l’imprimerie.

 

Espaces urbains

 

Comment ce paysage sonore s’est-il émancipé, par quelles voies est-il passé ? Quelques réflexions sur la transformation des villes peuvent nous aider. À l’époque de la Révolution française l’univers sonore devient une affaire de loi. Les révolutionnaires s’accaparent des cloches pour ameuter les compères et la foule, pour organiser des rassemblements, l’usage des cloches est interdit. Dès 1794 toutes ces cloches sont fondues pour faire des armes et des canons.

 

N’oublions pas l’importance de l’oral, dans un monde encore principalement illettré, les textes sont toujours lus à haute voix, « […] parce que les grands s’entourent d’auditeurs et, surtout, parce que la parole s’écrit aussi avec une majuscule et que la Parole de dieu est autorité [10] ».

 

  • que la nuit était bien noire, et que les revenants chantaient à haute voix pour oublier leur peur,

  • que les marchandises étaient vendues par des crieurs, comme toute décision politique d’ailleurs,

  • que charivaris, rumeurs, invectives publiques étaient vecteurs d’une justice populaire redoutée,

  • que les quartiers étaient réservés à des guildes de métiers, dégageant leurs zones de bruit,

  • que les pièces étaient encore fréquemment sans vitres et partagés entre plusieurs personnes aussitôt pour travailler aussitôt pour y dormir.

 

Une série de moralisations des conduites va radicalement changer la perception de l’environnement de l’époque, la scolarisation des enfants et l’interdiction de jeter des déchets dans la rue, pour n’en nommer que deux. Soudain, on est devenu sensible aux pollutions sonores et odorantes. Le contraste du relatif silence, par rapport au vacarme habituel des enfants de la rue, apaisera des heures durant les ruelles de la cité.

 

La démocratisation de la société structurera des habitations, des chambres personnelles apparaissent, la notion d’intimité naît au sein du peuple.

Le Répertoire de jurisprudence de Gouyot (1785) dit bien des règles :

 

Les gens du peuple, les soldats et les domestiques sont exclus des jardins publics, car les débordements observés le jour de la St. Louis, quand les jardins  royaux sont ouverts à tous sans distinction sociale, le justifient. Le peuple ne peut se sentir heureux et libre dans un espace dont il faut respecter les plantes et le silence. Il convient donc de l’en tenir éloigné, dans son intérêt [11].

 

L’agencement des bâtiments publics (notamment des hôpitaux) et privés présente des nouveautés peu nombreuses mais significatives. On multiplie les annexes, à fonctions précises, qui éviteront d’encombrer de travaux divers et d’allées et venus les salles des malades, comme cela se faisait couramment. « Les salles d’opérations doivent être suffisamment éloignées des salles des malades, pour que les cris des opérés ne soient pas entendus [12]».

 

Au  XIXe siècle, les bruits de l’industrie se juxtaposent à ceux du commerce et des artisans, bouchers, charcutiers, serruriers, ferblantiers, poêliers, chaudronniers et tonneliers, métiers dans lesquels les marteaux ne sont pas actionnés par la force mécanique. L’arrivée des chemins de fer, du véhicule, la mécanisation à vapeur installe de nouveaux rythmes dans le paysage sonore du pourtour des villes.

 

La hiérarchisation par étage de la maison bourgeoise Haussmannienne, cherche à y remédier, à créer des filtres par rapport aux bruits de la basse rue. Le pavage, le macadam, l’invention du métro sont d’ailleurs les premiers essais d’insonorisation des boulevards.

 

Olivier Balaÿ décrit dans sa passionnante histoire de l’espace sonore de la ville du XIXe siècle un ensemble de détails et réglementations constituant la première autopsie acoustique urbaine complexe. Il témoigne de la guerre contre le bruit et décrit la naissance de l’ère moderne.

 

Le Fléau du bruit est avant tout une invention moderne. Motivée par les densifications urbaines (études cartographiques sur les portées sonores et leurs modifications, M. Schafer) de la surpopulation, du stress, de l’errance, de la perte, la toute nouvelle conscience des dimensions psychologiques redimensionne la topographie. Exemplaires sont le guide psycho géographique de Guy Debord 1955, ou les très récents townsend map et oneblockradius [13], ou encore des observations sur la carte mentale sonore de Francisco Lopez [14].

 

Aujourd’hui on a atrophié et assaini l’environnement sonore à un point qu’on va jusqu’à réinventer le bruit comme remède à la ville insonore, morte.

 

Dysharmunia mundi ou comment sortir de la cage

 

La problématique de l’espace, longtemps après les études de Brentano et d’Husserl, un demi-siècle après Merleau-Ponty, est loin d’être résolue. Détenant des valeurs évolutives, rassemblant toutes nos connaissances et nos perceptions, nous pouvons être certains qu’on ne finira jamais de la penser.

 

Ce n’est donc pas l’espace en lui-même qui peut être le support définitif d’une quelconque hypothèse, mais les processus qui le font évoluer. Il se sculpte à travers l’épreuve de la vie, il s’élargit par des données sensibles, il s’appréhende par des secrets, des territoires inconnus, il s’apprend tous les jours.

 

L’identité de l’espace a besoin de consistance. Accroître sa richesse nécessite d’ajouter du temps à nos modèles du vivant (Bateson), afin qu’ils puissent s’animer. C’est dans une perception mobile, évolutive et dynamique que se trouve le potentiel de son extension.

 

Le primat du regard chancelle dans l’inépuisable réservoir des possibilités des ressources numériques, et continue d’imposer « […] l’image comme autant de traces de la non-image [15] ». Baillargeon renvoie aux tropismes de Nathalie Sarraute, les images font tapisserie, l’espace se facture dans le décoratif, dans l’effort d’une auto présentation frontale. Une vue de l’esprit parfaitement immédiate interroge l’espace pour d’autres raisons que ce qu’il représente ou ce qu’il cache, mais pour savoir « […] quelle forme de vie elle favorise, sinon quelle machine de mort elle sert [16] ».

 

L’histoire culturelle peut paraître comme un champ pionnier de la recherche historique contemporaine, l’histoire du Son est encore en marge de ce champ. Parfois elle montre que ce que nous tenons communément pour certain, ou raisonnable, repose sur des idées préconçues et constantes, ou absurdes, ou sauvages, disait déjà Montaigne. Le mimétisme moderne de la prospection et de l’image se produit jusqu’au bout dans les perceptions de l’espace.

 

La maladie du XXe siècle, au sens étymologique de déséquilibre et de mauvais état (male habitus), implique en fait un rapport sans précédent à la politique, à la société, à la culture, à l’image et au son [17].

 

La dysharmonia mundi, l’irréversibilité technologique du monde contemporain nous incitent à analyser l’époque à l’instar du quasi-silence fait sur ce qui n’est pas immédiatement visuel : l’olfactif, le toucher, le sonore.

 

La salissure sonore, l’avènement du bruit comme confidence du siècle, le bruit comme miroir d’un moi agressif, n’est-il pas paradoxalement le résultat de l’emprise de l’image sur un moi devenu passif ? Elle évoque des notions de conscience sociale, de justice sociale, de violence et de mort, de l’urbanisme progressif et d’urbanité latente. Le démenti sans scrupule, du conflit imposé par la solitude de sens, démontre la difficulté d’accès à une paix intérieure.

 

Il n’est pas contradictoire de revoir toutes nos modes de penser et de construire de nouveaux modèles d’extensions. Dans une époque où la population mondiale croît d’une manière spectaculaire, le besoin d’espaces réels se fait de plus en plus urgent.

 

La fragilité actuelle de l’espace sonore est mise en évidence par la dépendance à la perception d’un public dont nous savons le caractère imprévisible.

 

En tant que terrain du sensible, en tant que courant revendicateur, l’art se présente comme le terrain idéal de son étude. « L’art est le prototype de la transformation du monde et de nous- mêmes », disait John Cage, et « l’art nous fait sortir de la cage », peu importe laquelle, où qu’on soit.

 

Eléonore Bak Le paysage sonore  Metz, revue Le Salon N°2  2010 pp 100-109

 

[1] (1888–1979) Nombreuses enquêtes sur la pratique de la pollution sonore.

[2] SABINE Wallace Clement, Collected Papers on Acoustics, New York, Dover, Harvard University Press, 1922/R1964, 1964, p 114

[3] FORSYTH Michael, Architecture et musique, l’architecte, le musicien et l’auditeur du XVIIe siècle à nos jours, University of Cambridge, Melbourne, 1985, réédition, Liège, Pierre Mardaga éditeur, p 32

[4] Ibid. p 32

[5] Centre Culturel Jean-Marie Tjibaou (1991-1998) de Nouméa, nouvelle Calédonie. La musique est un élément fondamental de cette architecture. Le timbre iroko des « cabanes », leur « double écorce ».

[6] BAK Eléonore, Le paysage sonore, Besançon, Voies Express 1, Collection Thermodynamique, 2003

[7] CHOPIN Henri, Poésie sonore, Paris, Londres, J.M. Place éditeur, 1977   

8 La première des énigmes de Rosslyn Chapel est constituée par deux cent treize boîtes en pierres finement sculptées dépassant des piliers et des voûtes. L'interprétation la plus prometteuse raconte que ces sculptures creuses seraient comme des «boîtes à musique», sortes de caisses de résonance, qui permettraient d'améliorer l'acoustique de la chapelle. Une autre interprétation raconte qu'une mélodie, jouée avec les instruments médiévaux à un volume suffisant, pourrait faire entrer en résonance ces boîtes qui produiraient alors un son particulier susceptible de déceler une chambre ou un passage secret.

[9] Ils semblent bien avoir été expressément fait dans un but acoustique. "POT, s. m. Les architectes du moyen âge qui placent parfois à l'intérieur des édifices religieux, dans les parements des murs, des pots acoustiques de terre cuite, probablement pour augmenter la sonorité des vaisseaux. Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle, (1864) selon VIOLLET-LE-DUC Eugène Emmanuel, consulté le 23 décembre 2009

[10] GUTTON Jean-Pierre, Bruits et sons dans notre histoire, Paris, PUF, 2000, p 9

[11] Ibid. p 87

[12] Ibid. p 87

[13] townsendretract.ca/project Ontario ou oneblockradius.org

[14] Schizophonia, l’objet, le paysage sonore et la liberté artistique, Montréal, CIC, Université de Montréal, Canada.

[15] BAILLAREGON Richard, Dans tous les états, « La poésie possible des limites », Paris, édition d’art Le Sabord, 1999, p 1

[16] Ibid. p 1

[17] CASTANET Pierre Albert, Tout est bruit pour qui a peur, Paris, Michel de Maule éditions TUM, 1999, p 17

[Une partie des Ressources du présent texte provient également de : BAK Eléonore Son/Espace, développer une nouvelle pensée spatiale à partir de la transmission sonore, Nice, Mémoire de DEA, « Technologies de Communication et Cultures : Communication Visuelle et Formes de Sociabilité », Ss la direction de HILLAIRE Norbert et SOBIESZANSKI Marcin, École Doctorale, Faculté de Lettres, Nice Sophia-Antipolis, 2001]

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